- La Russie reconnaît une contamination au ruthénium, mais dément être à l’origine de la fuite, 20/11
- La Russie tente de rassurer, 24/11
- Les données de l’AIEA ont fuité, 27/11
- Du ruthénium 103 était ausis présent dans les rejets, 05/02
L’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN) vient d’annoncer (en français et en anglais) que les traces de ruthénium-106, élément radioactif, détectées en Europe occidentale en septembre dernier, étaient probablement dues à un rejet massif, de l’ordre de 100 et 300 térabecquerels, quelque part « entre la Volga et l’Oural sans qu’il ne soit possible, avec les données disponibles, de préciser la localisation exacte du point de rejet. »
L’Institut ajoute que « les conséquences d’un accident de cette ampleur en France auraient nécessité localement de mettre en œuvre des mesures de protection des populations sur un rayon de l’ordre de quelques kilomètres autour du lieu de rejet. »
Toujours selon l’IRSN, le rejet aurait eu lieu au cours de la dernière semaine du mois de septembre 2017 et serait terminé.
Le ruthénium-106
Le ruthénium 106 est un produit de fission radioactif issu de l’industrie nucléaire qui n’existe pas à l’état naturel. Sa demi-vie est d’un peu plus d’un an (373 jours), ce qui signifie que la quantité présente est divisée par deux tous les ans. En se désintégrant, le ruthénium-106 se transforme en rhodium-106, qui est lui aussi radioactif avec une demi-vie de 30 secondes. Chaque désintégration de ruthénium-106 est accompagnée, peu de temps après, de la désintégration du rhodium-106. Ainsi, il faudrait considérer le couple ruthénium-rhodium et multiplier par deux la quantité rejetée de 100 et 300 térabecquerels annoncée par l’IRSN.
C’est au rhodium-106 que l’on devra l’essentiel de la dose provoquée par l’incorporation de couple inséparable d’isotopes radioactifs.
Origine du rejet
En cas de rejet provenant d’un réacteur nucléaire, divers radioéléments sont détectés. Ici, comme le ruthénium-106 et le rhodium-106 sont les seuls radioéléments à avoir été mis en évidence, l’origine ne peut pas être un réacteur nucléaire. En revanche, ce peut être le rejet accidentel d’une installation de traitement des combustibles usés ou de fabrication de sources radioactives.
L’ACRO détecte parfois le couple ruthénium-rhodium autour des usines Areva de La Hague. En 2001, deux incidents dans ces usines avaient conduit l’association à démontrer que l’exploitant, qui s’appelait encore Cogéma, sous-estimait ses rejets de ruthénium-rhodium dans l’atmosphère. En mai, puis en octobre 2001, les quantités effectivement rejetées étaient environ 1 000 fois plus élevées que ce qui avait été annoncé (voir note technique). Les travaux menés à la suite de cette alerte de l’ACRO ont montré que les rejets atmosphériques en ruthénium-rhodium avaient été systématiquement sous-estimés.
En février 2016, l’ACRO avait de nouveau détecté ce couple de radioéléments autour des usines de La Hague, ce qui témoignait d’un rejet atmosphérique plus important qu’en routine, indiquant peut-être un dysfonctionnement non déclaré.
Quantité rejetée
L’IRSN annonce un terme source en Russie de 100 et 300 térabecquerels pour le seul ruthénium-106, et donc le double en prenant aussi en compte le rhodium-106. Un térabecquerel, c’est 1 000 milliards de becquerels.
A titre de comparaison, l’autorisation de rejets atmosphériques des usines Areva de La Hague est de 0,001 térabecquerel (1 GBq) par an pour les émetteurs bêta-gamma (dont les ruthénium-rhodium) autres que le tritium, gaz rares et iodes. Concernant les rejets liquides, pour le seul ruthénium-106 rejeté en mer, la limite est de 15 térabecquerels par an.
La quantité rejetée lors de l’incident rapporté par l’IRSN est donc considérable et cet évènement devrait être classé au niveau 5 de l’échelle internationale INES. Tchernobyl et Fukushima étaient au 7, qui est le niveau maximal. Pourtant, aucune information n’est disponible sur le site de l’AIEA.
Conclusion provisoire
60 ans après la catastrophe de Kychtym dans l’Oural et plus de 30 ans après celle de Tchernobyl, qu’un évènement de cette ampleur puisse rester secret plus d’un mois est incroyable. C’est particulièrement grave pour les populations locales qui ont été exposées sans bénéficier de la moindre protection, comme en 1957 et 1986.
A noter que dès le 11 octobre dernier, le Bundesamt für Strahlenschutz en Allemagne pointait du doigt le Sud de l’Oural (communiqué en allemand et en anglais), affirmant que l’IRSN partageait ce point de vue. Il n’y a donc pas eu de progrès en un mois dans l’identification de l’origine de ce rejet.
Un tel secret s’explique-t-il par le fait qu’une installation militaire est en cause ? La Russie a nié être à l’origine de ce rejet. Elle devrait publier toutes ses données de mesure dans l’environnement.
Mayak ?
Plusieurs sites Internet ciblent le complexe nucléaire de Mayak, situé dans l’oblast de Tcheliabinsk, comme origine de cette contamination, sans que nous soyons en mesure de valider ces affirmations. À l’origine, ce complexe militaro-industriel secret est conçu afin de fabriquer et raffiner le plutonium pour les têtes nucléaires et est devenu tristement célèbre pour ses accidents nucléaires graves, dont celui de Kychtym. Le site est toujours actif et sert de centre de traitement des combustibles usés (site Internet de l’exploitant).
Cet article a été publié le 11 novembre 2017 sur le site de l’ACRO.
La Russie reconnaît une contamination au ruthénium, mais dément être à l’origine de la fuite
Mise à jour du 20 novembre 2017
A la demande de Greenpeace Russie, c’est l’agence météorologique russe qui a fini par admettre que l’origine de la fuite est bien en Russie (communiqué en russe). Elle titre son communiqué : pollution extrêmement élevée et élevée. L’entreprise d’Etat Rosatom, quant à elle, nie toujours en être à l’origine (communiqué en anglais).
Dans son communiqué, l’agence météo ne donne pas la contamination en ruthénium-106, ni en rhodium-106, mais plutôt la contamination bêta total des aérosols. Mais on peut supposer que l’excès est essentiellement dû à ce couple de radio-éléments. La concentration la plus forte a été détectée à Argayash (Аргаяш), dans l’Oblast de Tcheliabinsk, qui inclut Mayak et Kychtym entre le 26 septembre et le 1er octobre derniers : 7 610×10-5 Bq/m3, soit 986 fois plus que ce qui est généralement mesuré dans cette station. A Novogorny, toujours dans l’Oblast de Tcheliabinsk, c’était, ces mêmes jours, 5 230×10-5 Bq/m3, soit 440 fois plus que les valeurs habituelles. Des valeurs excessives en aérosols radioactifs ont aussi été détectée dans le Caucase du Nord, jusqu’à 2 147×10-5 Bq/m3, soit 230 fois le bruit de fond, et au Tatarstan. D’autres données sont disponibles dans ce document en russe.
Il est donc maintenant confirmé qu’un rejet grave a eu lieu sur une installation nucléaire russe qui est encore secret. Mais l’agence météorologique n’a, semble-t-il, pas lancé d’alerte et ce sont les populations locales, qui vivent dans un environnement déjà fortement pollué, qui ont été exposées. A quoi servent ses balises ?
L’agence météorologique explique que les niveaux relevés sont très inférieurs aux limites locales fixées à 4,4 Bq/m3. Un non-évènement en Russie, donc…
Ces concentrations sont très élevées au regard de ce qui est mesuré habituellement et c’est la signature non ambigüe d’un rejet anormal. En revanche, les concentrations atmosphériques annoncées ne nécessitent pas la mise à l’abri ou l’évacuation, même au regard des normes françaises. La station de mesure de Argayash (Аргаяш), où la concentration la plus forte a été mesurée, est à une trentaine de kilomètres du complexe nucléaire de Mayak. A proximité du point de rejet, la pollution peut être plus élevée. Des mesures environnementales indépendantes sont indispensables.
L’agence météorologique russe mentionne aussi des retombées allant de 10 à 50 Bq/m2 et par jour, par endroits.
le site de l’AIEA n’indique toujours rien.
A noter que l’agence météo mentionne aussi une pollution à l’iode radioactif dans la région d’Obnisk (Обнинск), située à environ 100 km au Sud-Est de Moscou. Les concentrations ont atteint 1,85×10-3 Bq/m3 les 18 et 19 septembre et seraient due à un centre de recherche local.
Le 21 novembre, l’IRSN précise dans l’Obs que les résultats de sa modélisation donnaient des valeurs beaucoup plus élevées dans les environs immédiats du point de rejet. Mais, si les balises dont les résultats ont été publiés ne sont pas sous les vents au moment du rejet, cela reste compatible. Et l’Institut d’ajouter : « On peut dès lors se poser la question du rôle de l’AIEA. Ce n’est pas normal d’arriver à cette situation. Ce n’est pas normal d’observer du ruthénium dans l’air de toute l’Europe, sans jamais en connaître la source. »
La Russie tente de rassurer
Mise à jour du 24 novembre 2017
L’agence de régulation des produits agricoles Rosselkhoznadzor a diffusé un communiqué (en russe uniquement) démentant la contamination des produits agricoles russes. Elle parle de panique sur le marché des céréales qui ne serait due qu’à des rumeurs et aux spéculations médiatiques, mais ne donne aucun résultat de mesure.
L’Institut de sécurité nucléaire de l’Académie des sciences russe (IBRAE RAS), quant à lui, a annoncé la création d’une commission d’enquête dans un communiqué (en russe uniquement) dont le but est de déterminer l’origine de la pollution au ruthénium et rhodium. Il se veut aussi rassurant en affirmant que les niveaux relevés en Russie sont largement dans les normes et a déjà conclu que Rosatom, la compagnie nationale russe, n’est pas en cause. Et c’est Rosatom qui informera le public des résultats de l’enquête.
Faute de laboratoire indépendant sur place, il y a encore des progrès à faire en termes de transparence et de radioprotection du public en Russie.
Les données de l’AIEA ont fuité
27 novembre 2017
L’ACRO met en ligne les données récoltées par l’AIEA concernant la pollution au ruthénium détectée en Europe que l’agence de l’ONU refuse de rendre publiques. Ce tableau, daté du 13 octobre 2017, ne contient aucune donnée russe…
Quant à Rosatom, l’entreprise d’Etat russe, elle invite, sur sa page Facebook, les journalistes et les blogueurs à venir faire un tour à Mayak, qui, d’après les journalistes occidentaux, est devenue le berceau du ruthénium. Au programme, « alphabétisation » sur le ruthénium. La compagnie ferait mieux de publier ses données environnementales, si elle en a.
Créée à la suite de la catastrophe de Tchernobyl en 1986, l’ACRO est une association d’information et de surveillance de la radioactivité, dotée d’un laboratoire d’analyse et agréée de protection de l’environnement. Elle est membre de NTW depuis 2013.
Du ruthénium-103 était aussi présent dans les rejets
5 février 2018
Une réunion avec des experts internationaux a eu lieu en Russie fin janvier 2018 à propos de cette affaire de ruthénium, dont l’IRSN. Il en ressort que dans certains pays du ruthénium-103 était aussi présent dans le nuage radioactif. Étonnamment, aucune communication officielle n’en parlait jusqu’à présent, alors que cela donne des indications sur la source potentielle de cette contamination. Le 22 janvier dernier, le Bundesamt für Strahlenschutz en Allemagne disait encore qu’il n’y avait que du ruthénium-106.
La demi-vie du ruthénium-103 est de 39,26 jours, ce qui signifie qu’il disparaît beaucoup plus vite que le ruthénium-106 qui a une demi-vie de 373,6 jours. Et donc le combustible nucléaire à l’origine du rejet ne doit pas être sorti depuis longtemps du réacteur : 3 à 4 ans maximum. Or, en général, le traitement des combustibles usés se fait sur des combustibles plus anciens.
La presse russe en déduit que cela disculpe le site de Mayak. En effet, cela permet d’exclure a priori la vitrification fortement soupçonnée jusqu’à présent, sauf, si pour une raison obscure, du combustible jeune a pu être traité et les résidus vitrifiés. En revanche, la fabrication de sources radioactives se fait généralement sur du combustible usé « jeune ». Et Mayak fabrique des sources…
Le Figaro évoque la commande par le CEA et l’INFN en Italie au complexe nucléaire de Mayak d’une source de cérium-144 destinée à une expérience de physique. Or, la production de cette source nécessite le traitement de combustibles « jeunes », âgés de moins de 5 ans. Le quotidien parle de coïncidence troublante…
Décidément, ce rejet est suffisamment mystérieux pour que tout soit mis sur la table et l’on espère une communication officielle des experts internationaux présents en Russie.
Le 6 février, l’IRSN a mis en ligne une note d’information en français et en anglais et un rapport en anglais uniquement qui résument ses investigations qui confirment la détection de ruthénium-103 et étudient l’hypothèse de la fabrication d’une source de cérium-144. Le rapport est riche d’informations.